LE CRÉPUSCULE DE FERENC LISZTFerenc Liszt, l’une des premières « superstar », célèbre mondain, tombeur de femmes, ambassadeur de la liberté, révolutionnaire de la technique du piano est aussi le premier « vrai européen »…
On pourrait continuer la liste des qualificatifs le concernant, mais rien ne suffirait pour décrire sa personnalité éblouissante, son influence, qui depuis 200 ans continue à exercer sa magie et à être déterminante.
Devenir « pianiste hongroise » sous-entend d’avoir acquis la langue musicale de Liszt et Bartók dès l’apprentissage de l’instrument. Cette langue imbibe progressivement nos cellules, puis peu à peu devient un besoin vital. Ma relation personnelle avec les œuvres de Liszt est « pour la vie ». Un véritable amour. Même si de temps à autres je me balade sur les champs d’autres compositeurs, le retour est toujours doux, parce que Liszt, c’est mon bout de pain…
Évidemment, le pianiste au début de sa carrière choisit son répertoire de façon émotionnelle et tant mieux, si le morceau est difficile et spectaculaire (Ô, bêtises de la jeunesse !). Ainsi, pendant des années je passais à côté de ce trésor, le fruit des six dernières années de la vie du Maître. Quelques années plus tard, en réponse à une demande précise de programme, j’ai dû apprendre la Rhapsodie No.19 et la Csárdás Macabre. La découverte de ce monde nouveau si différent du Liszt jusque-là bien connu et apprécié – fut saisissante. Il m’effrayait, sa morosité me bouleversait, mais comme toutes les choses qui font peur, il m’attirait aussi en même temps. Une musique noire.
Je n’étais pas encore prête à l’assimiler, il me fallait encore des notes, beaucoup de notes, un carnaval de couleurs, romantisme, poésie, en un mot le Liszt jeune, le flamboyant. Le changement m’avais prise par surprise ; une sorte de «retour vers le futur «. Lorsque je me suis sentie tout à fait à l’aise dans la musique de Bartók, c’est là que j’ai perdu mes doutes et mes peurs au contact des confidences déprimées du vieux Liszt. Soudain j’avais l’impression comme si certaines pièces ouvriraient la septième porte du « Château de Barbe-Bleue »…
Malgré une santé fragile qui se dégradait rapidement, le Maître âgé restait fécond. (Quelle injustice du sort, que toutes ces maladies qui l’ont tant fait souffrir sont aujourd’hui guérissables !) Entre de nombreuses œuvres possibles, la sélection que je présente ici est personnelle. C’est une musique qui me parle beaucoup et pour cela est importante pour moi.
À première vue, la présence des quatre dernières Rhapsodies hongroises paraît ici peut-être étrange, toutefois elles ont été crée dans la même période. Leurs atmosphères sont très similaires aux autres Csárdás et sont nettement opposées à l’expression grandiose des 15 premières Rhapsodies. On y trouve moins d’éléments virtuoses - comme s’il ne voulait plus éblouir, stupéfier, seulement se lamenter…
À côté des morceaux « de la tristesse hongroise » (les Rhapsodies, les Csárdás) les Valses et la Romance oubliée semblent bien nostalgiques ; on se moque d’un monde perdu avec un petit sourire au bémol triste. Au troisième groupe appartient les morceaux funèbres (Les lugubres gondola No.1, 2, Unstern, Nuages gris). On entendrait presque sa conversation avec la mort qui n’est que l’obscurité, le froid glacial, la frayeur. Comme si Liszt avait su d’avance dans quelles conditions misérables, mal-aimé, devait-il partir de ce monde. La délivrance se trouve uniquement dans la pièce « En Rêve », le rêve qui apporte enfin de la lumière et de l’espoir, peut-être dans l’au-delà.
Le crépuscule de Liszt est un pont. Le pont entre la musique romantique et la musique moderne, le chemin qui mène à Béla Bartók.
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